La proposition de construire deux Statsraad Lehmkuhl destinés à un « Erasmus Colombus », c'est-à-dire un « Erasmus des Ecoles navales », a retenue l’attention de François Fillon, Premier ministre, et cette idée est maintenant étudiée par la Marine nationale.
Ce type de projet est applicable à l’ensemble des universités et des grandes écoles européennes et en particulier aux Écoles des marines marchandes de l’Union.
En France, la formation des officiers de la marine marchande, pont et machine, est assurée par les Écoles nationales de la marine marchande (ENMM), du Havre, de Saint-Malo, de Nantes et de Marseille, qui devraient fusionner pour former l’Ecole nationale supérieure de l'Enseignement maritime (ENSEM).
La plus ancienne de ces « Hydros » (surnom des ENMM), celle Saint-Malo, puise ses origines en 1669 avec la décision de Colbert, ministre de la marine, de créer une Ecole royale d’hydrographie. L’établissement est situé intra-muros et bénéficie d’une vue superbe sur la baie de Saint-Malo, du cap Fréhel au cap de Rothéneuf.
Parallèlement aux ENMM, se trouvent 12 lycées professionnels maritimes, orientés principalement vers la pêche maritime et l’aquaculture et qui assurent aussi des formations de marins du commerce et des formations maritimes continues courtes.
Ces ENMM et les lycées professionnels assurent de plus la formation à la plaisance professionnelle depuis l’application du décret Fouliard-Thomas, du 22 avril 2005, qui permet aux jeunes Officiers et marins de la filière Yachting professionnel (Gepy) d’avoir un déroulement de vie professionnelle véritablement structuré.
Mais la Marine marchande connait une grave crise due à une pénurie de navigants puisqu’en France le déficit en officiers est estimé actuellement à 600 personnes et à 4000 au niveau européen.
La pénurie de navigants : une crise mondiale
« La demande en officiers et marins qualifiés excède aujourd'hui largement l'offre et génère de fortes difficultés de recrutement pour les armements du monde entier: au niveau mondial les dernières estimations de l'ISF ont été revus à la baisse depuis 2000, mais font néanmoins état d'un manque de 10 000 officiers en 2005 (soit 2 % de l'effectif mondial évalué à 466000) et d'une prévision de 27000 officiers manquants en 2015.
Ce manque d'officiers et de marins qualifiés a une double conséquence.
D'une part, en terme de sécurité quand on sait que 80 % des accidents sont dus à des erreurs humaines. Il faut souligner que le personnel navigant des pays du tiers monde est en général moins bien formé que le personnel européen.
D'autre part, comme menace sur la qualité du recrutement terrestre des entreprises maritimes et para-maritimes, car elles ont un besoin crucial des compétences des anciens navigants (plus de 30 000 emplois en France) qui y font traditionnellement leur 2ème carrière : services à terre des compagnies, ports, écoles, assurances, banques, courtiers, bureaux d'études, cabinets d'avocats, sociétés de classification, travaux publics maritimes, médias, etc…
Dans un marché du travail mondialisé, le haut niveau de qualification et la réputation de fiabilité des officiers européens de niveau direction (capitaines, chefs et seconds) leur assurent une part élevée des emplois à bord des navires de la flotte mondiale (46,5 %).
Les pays de l'UE ont ainsi du mal à tirer parti de la croissance continue du trafic maritime mondial depuis vingt ans et voient diminuer leurs parts du marché mondial. Ainsi pour satisfaire aux standards de qualité et de sécurité de leurs industries maritimes, les pays de l’UE se heurtent aujourd'hui aux limites de politiques d'emploi et de formation insuffisamment prospectives et volontaristes pour maintenir les compétences indispensables à leur compétitivité: faiblesse du nombre d'officiers formés, manque d'emplois pour les jeunes officiers, freins à la promotion sociale, baisse d'attractivité, sorties prématurées de la profession et vieillissement de la population des officiers.
Cette évolution compromet à court et moyen terme les possibilités de relève des officiers et des marins qualifiés qui quittent la profession ou partent à la retraite. Le problème est donc non seulement d'attirer des jeunes et de bien les former, mais aussi d'arriver à les garder ». Source : Emploi et formations maritimes au commerce du bureau GM 1 de la direction des affaires maritimes dirigée par Marc Fouliard.
La gravité de la situation est telle que certains armateurs ne peuvent plus immatriculer leurs navires sous pavillon français faute de trouver les officiers français pour les commander.
C'est également ce que note le rapport établi par le Cluster Maritime Français, selon lequel l'une des manifestations, inquiétante, de cette pénurie, est le « dépavillonnement » forcé de certains navires de compagnies françaises en raison du manque d'officiers.
Le pétrolier Bro Albert, dépavillonné cet été faute de marins français
crédits : MER ET MARINE - YVES MADEC
La pénurie d’officiers au niveau mondial pose aussi de redoutables problèmes de sécurité maritime en raison de l’accroissement de la taille des navires qui deviennent gigantesques.
Des flottes de navires géants
La perte d’un porte container de 15.000 containers EVP (équivalent 20 pieds) se chiffrerait autour du milliard d’euros tandis que celle d’un paquebot pourrait atteindre 3 milliards d’euros.
La responsabilité des officiers de la marine marchande devient ainsi de plus en plus considérable et il est indispensable que le niveau de formation soit excellent afin de garantir un niveau de sécurité très élevé sur l’ensemble des mers.
Ainsi un important effort portant sur l’amélioration des programmes de formation des officiers de la marine marchande est nécessaire afin d’attirer les meilleurs étudiants et de les garder afin de faire face à cette situation critique du transport maritime.
Le cas particulier du Danemark
La compagnie maritime danoise Maersk, première compagnie de porte-containers de la planète avec 470 navires, forme ses équipages au SIMAC (Svendborg International Maritime Academy) en partenariat avec l’autorité maritime danoise (le porte-conteneurs Emma Maersk / crédits : Maersk).
Il faut souligner que le Danemark est le seul pays européen qui n’a pas de pénurie d’officiers de la Marine marchande. Ceci est dû à un investissement de longue date de la part de l’Etat danois mais aussi des compagnies maritimes qui ont compris l‘intérêt vital de participer activement à la formation des équipages.
Mais il y a un autre facteur qui doit être pris en compte : c’est le choix d’assurer une partie de la formation des officiers et marins sur un trois-mâts barque, le Danmark, qui rend la formation maritime très attractive pour les jeunes : http://www.skoleskibet-danmark.dk/
Caractéristiques : construction en 1933 sur le chantier Nakskov (DK) ; trois-mâts barque ; coque acier ; longueur au pont : 60 m ; largeur : 10 m ; tirant d’eau : 6 m ; hauteur max voilure : 40 m ; équipage : 16 ; nombre de cadets : 80 ; nombre de voiles : 26 ; surface voilure : 1632 m2 ; 236 cordages (8 km) ; moteur : Frichs, 357 kw ; gas-oil : 48 t ; réserve d’eau 110 t ; production d’eau / jour : 10 t ; communication : GMDSS A1, A2 & A3, Sat C et M, (téléphone, internet, email) ; tonnage brut : 737 t ; armement : Affaires Maritimes du Danemark
Il semble souhaitable de s’inspirer de cet exemple de formation à bord d’un grand voilier-école et de l’inclure dans le cursus de formation des ENMM car il apportera aux « Hydros » une image prestigieuse évoquant l’aventure maritime ; c'est-à-dire motivante pour les jeunes.
Dans ce but, je propose de créer deux Groupement d’Intérêt Public (GIP), l’un au Havre et l’autre à Marseille, qui permettront de rassembler des partenaires publics et privés pour l’armement de deux voiliers-écoles du type « Statsraad Lehmkuhl ».
Proposition de construction de deux « Statsraad Lehmkuhl » pour les Ecoles de la Marine marchande
Le « Statsraad Lehmkuhl », voilier-école norvégien, de 98 mètres hors tout, a été construit en 1914 sur le chantier Johann C. Tecklenborgde Bremerhaven-Geestemünde (Brême) pour la formation des élèves de la marine marchande allemande ; Il navigue toujours, avec 150 stagiaires à bord, au départ de Bergen pour des navigations entre les grands ports européens.
Lancement en 1914. Trois-mâts barque coque acier. Longueur hors tout : 98,00 m ; longueur coque : 84,60 m ; largeur : 12,60 m ; hauteur maximale : 48,00 m ; tirant d'eau : 5,20 m ; tonnage brut : 1 516 t ; nb voiles : 22 ; surface voilure : 2.026 m2 ; nombre de stagiaires : 150 ; port d’attache : Bergen.
L’investissement public et privé serait d’environ 40 millions d’euros par voilier (réduction de 15% si deux voiliers sont construits). La durée de l’utilisation de ce type de navire est prévue pour une durée minimum de 95 ans (âge du Lehmkuhl) et les charges d’exploitation peuvent être obtenues auprès de la Fondation Statsraad Lehmkuhl.
La navigation sur ce type de voilier serait tout à fait adaptée à nos élèves officiers mais aussi aux lycéens qui suivent un enseignement maritime professionnel.
La création de deux groupements d’intérêt public (GIP)
L’armement de deux « Statsraad Lehmkuhl » demande une structure juridique qui permette un partenariat public/privé et le Groupement d’Intérêt Public (GIP) est la structure la mieux adaptée à cet objectif.
Un groupement d'intérêt public (GIP) est une personne morale de droit public dotée d’une structure de fonctionnement légère et de règles de gestion souples. C’est un partenariat entre au moins un partenaire public et des organismes privés ayant un objectif déterminé ; le groupement d'intérêt public a une mission administrative ou industrielle et commerciale. Il met en commun un ensemble de moyens et existe pour une durée limitée.
Le « Marité », dernier trois-mâts goélette terre-neuvier français, a été sauvé grâce à la création du GIP Marité.
Les membres du « GIP Marité » sont : Conseil général de la Manche, Ville de Fécamp ; Communauté d'agglomération Seine-Eure ; fondation du Patrimoine Maritime Fluvial ; Association pour le retour du Marité en Normandie ; Association des amis de la fondation du Patrimoine Maritime et Fluvial ; avec le soutien financier du Conseil régional de Haute-Normandie et du Conseil général de Seine-Maritime ainsi que de Total.
L’expérience des partenaires du « GIP Marité » permet d’envisager la création d’un « GIP Hydro le Havre » qui rassemblerait par exemple : le Ministère de l’Écologie (au titre de l’Hydro le Havre) ; le Ministère de la Défense (pour le détachement de membres équipages) ; la ville du Havre ; le Conseil Général de la Seine Maritime ; la région Haute-Normandie ; les armements CMA-CGM, Bourbon, Technip (financement du navire) ; et une compagnie maritime armant et exploitant le navire.
De la même façon un « GIP Hydro Marseille » pourrait être créé dans la cité phocéenne pour former les élèves de l’Hydro Marseille. Les Hydros de Saint-Malo et de Nantes, ainsi que les lycées professionnels, pourraient bien sûr être membres de ces GIP.
Les officiers de ces voiliers pourraient être d’anciens de la Royale car les équivalences de brevets sont maintenant possibles entre la Marine marchande et la Marine nationale.
Le partenariat entre l’Ecole navale et les ENMM est déjà une réalité puisque deux partenariats-voile ont été lancés entre l’Ecole Navale et l’Hydro Marseille. Le premier concerne un équipage mixte composé d'élèves de l'ENMM et de l'Ecole navale, et le deuxième, consiste en l'accueil d’élèves de la marine marchande sur un monotype « J/80 » de l'Ecole navale lors de son traditionnel Grand Prix de l'Ecole navale en rade de Brest.
Cette coopération se développerait d’une façon encore plus forte avec la construction de grands voiliers écoles du type « Statsraad Lehmkuhl » pour les « Bordaches » et les « Hydros » qui seraient ainsi formés sur le même type de navire
Pour l’exploitation des navires la recherche d’une réduction des coûts doit être une priorité et trois voies semblent se dessiner afin de réduire d’une façon très sensible le coût par jour et par personne :
- détachement de « volontaires des armées » par la Marine nationale ;
- création d’un « Erasmus des Ecoles des marines marchandes européennes » ;
- création de « Clippers Lines » entre des régions maritimes européennes afin de bénéficier des fonds du Feder.
Le détachement de « volontaires des armées »
Afin que les stagiaires soient encadrés dans les meilleures conditions de sécurité possible les équipages de ces navires seront nécessairement importants. Chaque équipage comporterait environ 50 officiers, officiers mariniers, matelots et gabiers, pour 150 cadets. Une réduction non négligeable des charges équipage sera possible si des « volontaires des Armées » sont détachés par la Marine Nationale et embarquent en tant que matelots et officiers.
Création d’un « Erasmus des Ecoles des marines marchandes européennes »
Je rappelle que la Commission européenne étudie la proposition d’Euroclippers de développer un « Erasmus maritime » pour les étudiants européens.
Les fonds européens Erasmus sont disponibles pour les échanges d’étudiants entre les grandes écoles et les universités européennes y compris les écoles des marines marchandes de l’Union. Des échanges d’étudiants entre les ENMM et leurs homologues européennes apporteraient ainsi une dimension internationale à la formation des officiers du commerce et pourraient bénéficier des fonds Erasmus.
D’autres fonds européens pourraient être disponibles comme ceux du Fonds Européen de Développement Régional (Feder) et ceux du programme INTERREG destiné au développement entre les régions européennes. A titre d’information, pour la période 2000-2006, Interreg III a disposé d'un budget de 4,8 milliards d'euros (valeur 1999).
Les subventions du Feder et la création de « Clippers Lines »
L’Union européenne s’est construite autour d’un projet politique, économique, social et financier, qui avait pour objectif principal de rapprocher les Européens afin que plus jamais les atrocités de la deuxième guerre mondiale ne puissent se reproduire.
Un ensemble d’aides financières destinées à développer les relations entre les Etats de l’Union européenne, ainsi qu’entre les Régions, ont été mises en place et parmi celles-ci les aides du Feder sont parmi les plus efficaces.
Si des navigations de grands voiliers-écoles armés par des « GIP Hydros » sont organisées entre des ports européens il est tout à fait possible qu’elles puissent être subventionnées par ces fonds en raison de leurs multiples actions positives dans les domaines économiques, culturels, de désenclavement, d’échanges entre les ports et Régions, d’amélioration de la sécurité maritime, etc…
Cette possibilité de subventions par le Feder est certainement bien plus importante que celle d’Erasmus et elle doit être étudiée en priorité car les enjeux pourraient être vitaux pour le développement des échanges économiques et culturels entre les ports européens.
Compte tenu de la durée nécessaire à la définition de projets de navigations compatibles avec l’obtention de subventions européennes il est souhaitable d’étudier dès maintenant la création de liaisons saisonnières, des « Clippers Lines », avec des grands voiliers sur lesquels embarqueraient les élèves des Hydros et des lycées professionnels.
A titre d’exemple, et dans le cas de la création d’un « GIP Hydro Le Havre », vous trouverez ci-dessous la carte des programmes de la coopération transfrontalière qui définit les zones éligibles aux programmes INTERREG IIIA.
Dans le cas d’une « Clippers Line » entre Le Havre et Southampton (ports jumelées) il devrait être possible de bénéficier des subventions transfrontalières. Une multitude d’autres possibilités de navigations existent au niveau européen compte tenu du nombre important de Régions maritimes transfrontalières.
Dans le cadre de la coopération transnationale il y a aussi de très nombreuses possibilités de navigations entre les Régions INTERREG IIIB Arc Atlantique et je reproduis ci-dessous la carte du programme de l’Arc Atlantique.
A titre d’exemple il serait possible de créer une « Clipper Line » saisonnière, d’avril à septembre, entre Glasgow, Dublin, Southampton, le Havre, Saint-Malo, Nantes, Bilbao et Lisbonne.
Ce serait une ligne entre 5 pays européens, et, compte tenu, de la taille d’un voilier du type « Statsraad Lehmkuhl » (150 cadets à bord), il serait aussi possible d’embarquer 5 groupes de 30 étudiants de nationalités différentes ; autant de caractéristiques cohérentes avec les objectifs des programmes européens Interreg.
De la même façon, des navigations en Méditerranée devraient pouvoir bénéficier des fonds du programme INTERREG IIIB MEDOC (Méditerranée occidentale) et vous trouverez ci-dessous une carte de l’espace Medoc.
Dans le cas de la création d’un « GIP Hydro Marseille », il serait possible d’organiser, par exemple, des navigations entre Séville, Barcelone, Marseille, Gènes, Athènes avec une ou plusieurs escales dans les pays du Maghreb.
Pendant la période qui va de septembre à mars les navires des « GIP Hydro Le Havre » et « GIP Hydro Marseille » pourraient très bien naviguer vers les régions ultra-périphériques de l’Union européenne qui sont la Réunion, les Açores, les Canaries, Madère et les trois autres DOM français (Martinique, Guadeloupe, Guyane) et, peut-être, bénéficier des fonds destinés à lutter contre l’isolement des Régions ultrapériphériques de l’Union européenne.
Une dimension écologique et océanographique
Il est souhaitable de souligner la dimension écologique de ce projet car que pouvons nous trouver de plus écologique pour se déplacer qu’un grand voilier ?... La réalisation d’un tel projet apporterait aux Régions et aux Etats concernés une puissante image écologique complémentaire à celle de l’action éducative et du développement des échanges entre les Régions de l’UE.
De plus, les navires proposés sont suffisamment vastes pour être équipés d’un laboratoire de biologie marine destiné à effectuer des recherches océanographiques en partenariat avec l’Ifremer ; et ceci sensibiliserait les équipages et le public sur l’absolue nécessité de sauvegarder les océans.
Toutes ces propositions demandent des études poussées, mais il devrait être possible d’avoir une très bonne définition des possibilités offertes d’ici la fin 2009 si des études sont diligentées dès maintenant par la Marine Nationale, les Affaires maritimes et les collectivités territoriales concernées.
Jean-Charles Duboc
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.