Une vie d’officier de la Marine marchande à la grande pêche.
Papi était ensuite rentré en France pour naviguer au commerce et passer ses examens d’officier mécanicien de la Marine marchande de 3èm classe. Il avait été aidé par mon grand-père maternel, qui lui avait prêté ses outils pour les épreuves pratiques.
C’est à Alger qu’il avait appris le décès de son père, Charles Duboc, sur le Pluviose.
Son cousin Jean Guéroult, auquel il était extrêmement attaché, était mécanicien à bord au même moment.
Ils ont embarqué une mine qui était dans le chalut et il n’y a eu aucun survivant.
C’est de ce drame que je tire mon prénom Jean-Charles, le prénom de mon grand oncle et celui de mon grand-père.
Papi est ensuite rentré dans l’armement Mallet à Dieppe comme mécanicien puis chef-mécanicien sur le Nivôse. C’est sur ce navire qu’il a commencé sa vie professionnelle, dans l’inquiétude, le danger.
La dernière histoire que j’ai entendue de Papy était ce naufrage évité de justesse lorsque le navire s’est couché sur le côté, à l’horizontale, parce qu’il n’y avait ni gas-oil, ni poisson, ni glace à bord et que le navire avait perdu toute stabilité.
Il était resté debout sur le carter du moteur en se demandant si le chalutier allait continuer à s’incliner puis se retourner et sombrer… Le jeune mécanicien qui était avec lui appelait sa mère…
Il avait gardé de cet événement une inquiétude qui ne le quittait jamais, même à terre ; il prenait toujours du carburant de façon à stabiliser le navire ou alors il remplissait les réservoirs avec de l’eau.
J’avais bien enregistré cette précaution et, pendant toute ma carrière de pilote de ligne, j’ai toujours pris plus de carburant que le minimum et cela m’a certainement sauvé la vie une fois à Miami, où j’ai dû faire une remise de gaz parce qu’il y avait un microburst sur la piste.
Et cela a aussi sauvé la vie de mes 350 passagers.
Mon premier souvenir de papy mécanicien est sur le Jean Vauquelin, un chalutier de 45 mètres, avec une salle des machines impressionnante. Une grande échelle, une salle des machines profonde, un imposant moteur, du bruit, des odeurs de gas-oil et d’huile.
Un magnifique navire qui était le domaine de mon père, le mécanicien qui s’occupait que tous les organes du chalutier fonctionnaient bien et toujours.
Il lui était arrivé de changer une culasse en haute mer… Papy résolvait les problèmes de mécaniques en cinq heures, le temps qu’il fallait pour trouver toutes les solutions.
Cette aptitude à la mécanique, la vie de marin et ses dangers ont façonné son caractère. IL n’était pas possible pour lui de tricher dans la vie et encore moins à bord d’un navire.
Nous habitions à Dieppe, au Pollet, le quartier des pêcheurs et des ouvriers dieppois.
Quand le bateau faisait escale à Boulogne-sur-Mer, l’équipage partait en bus ou en camionnette 403, les uns serrés contre les autres sous une bâche, par tous les temps. Ils faisaient un arrêt à Noyelles, à mi-chemin vers Boulogne, et on les quittait. On y jouait au flipper et au bowling (souvenir de Gérard).
Je me souviens de sa cabine rustique et de la couchette dans laquelle il devait se coincer pour ne pas être jeté sur le sol dans les coups de vent. Le bruit du moteur était continuel et le repos compté entre les quarts dans la machine et les traits, de jour comme de nuit, où les mécaniciens montaient sur le pont pour aider les matelots.
Papy m’avait raconté qu’il était une nuit dans la passerelle, avec le barreur, et qu’il voyait devant le navire deux feux de positions, l’un à gauche et l’autre à droite. Il a soudainement réalisé qu’ils allaient percuter un paquebot dans son milieu et a juste eu le temps de donner l’ordre de virer afin d’éviter l’abordage.
Après le « Jean Vauquelin », il est passé chef mécanicien sur « l’Hiver », un chalutier dont il avait supervisé la construction sur les chantiers navals de Gdansk en Pologne en 1960.
Le patron était Henri Robert, de St-Pierre-en-Port, et « l’Hiver » était un chalutier à pêche latérale de la même taille que le « Jean Vauquelin ».
Papi gagnait relativement bien sa vie quoique d’une façon irrégulière. Il était payé à 30 du mille, soit 3% de la vente du poisson pêché pendant une marée, c’est-à-dire jamais la même chose d’un mois à l’autre.
Avec mes deux frères, nous avons ainsi pu avoir faire des études, avoir une mobylette à 14 ans, voyager avec nos parents pendant les rares vacances, tout en restant conscient qu’il fallait travailler à l’école puis au lycée pour s’éviter une vie de matelot à la pêche.
J’ai embarqué une fois sur « l’Hiver » entre Boulogne et Dieppe, par beau temps, et j’en ai gardé quelques photos. Papi m’avait appris à développer les négatifs en noir et blanc et à faire les tirages par contact. Je m’étais installé une chambre noire au-dessus de la salle de bains, avec un vieil agrandisseur.
Sur ce navire, Papy avait eu un incendie machine. Un tuyau d’injection avait cédé et le fuel était projeté sur le collecteur d’échappement. Un feu machine s’en était suivi et Papy avait éteint le feu en coupant l’injection. L’ordre d’évacuation du navire avait été donné par le patron et l’embarcation de sauvetage était mise à l’eau. Il avait sauvé le navire.
Ce type d’incendie a détruit le « Wing Song », un grand voilier de touristes, en Polynésie en 2002.
Papy était un grand mécanicien et un grand marin. Je ne l’avais jamais vu en colère, mais nous connaissions son caractère, sa volonté et sa force physique.
Il faisait un métier extrêmement dur, celui que pratiquaient ses ancêtres souvent dans des conditions encore plus difficile.
La vie d’un chef mécanicien sur un chalutier est intense, variée, avec son lot de surprises, d’épreuves quotidiennes : le treuil du chalut qui tombe en panne, les charbons d’alternateurs qu’il faut remplacer par ceux du nez de sonde. La multitude des pannes et des accidents est impressionnante.
Les vibrations, le bruit et les gaz d’échappement
Un chalutier est équipé d’un moteur puissant adapté aux efforts de traction nécessaire pour remorquer le chalut. La machine est toujours en marche, de jour comme de nuit, et provoque des vibrations continuelles perçues physiquement dans tout le navire. La coque en acier transmet la puissance de la machine à l’ensemble du chalutier qui vibre de la proue à la poupe.
La cabine du chef mécanicien est toujours relativement proche de la salle des machines et subit ces vibrations plus qu’une autre… Le bruit du moteur est lui aussi entendu dans la cabine du chef mécanicien, calé dans sa couchette pour ne pas être éjecté par le roulis et le tangage lors des tempêtes…
Des conditions de vie très difficile pendant tout le temps passé à la mer, dans la salle des machines, sur le pont, à la passerelle, dans la cabine…
Le bruit était particulièrement intense près du moteur, lieu habituel du travail, de quart ou lors des périodes d’entretien. Sur les premiers navires l’hélice n’était pas à pas variable et les ordres venant de la passerelle devaient être effectuées par les mécaniciens.
A ces conditions difficiles s’ajoutaient les gaz d’échappement du moteur qui étaient respirés par les mécaniciens. Papy avait ainsi, un jour, quitté la machine à quatre pattes totalement intoxiqué par les gaz.
L’anxiété du chef mécanicien
Papy était un anxieux. Le médecin de la famille, le Dr Fauvel, au Pollet, avec lequel il avait fait des concours de natation à Arques-la-Bataille, pendant la guerre, l’appelait « mon anxieux ».
Cette anxiété était peut-être naturelle mais était aussi causée par les responsabilités du chef mécanicien sur un chalutier. Cet aspect de son métier a été décrit dans un ouvrage « ceux des tempêtes » de Alain du Manoir, lors d’une campagne de pêche à Terre-Neuve en 1936.
A cette anxiété s’ajoutait le somnambulisme. Papy était somnambule, et je me souviens de l’avoir vu, une nuit, lorsque j’étais enfant, les yeux grands ouverts, agité, se déplaçant entre les chambres…
Son état était connu de l’équipage qui le laissait faire une omelette dans la cuisine, ou encore régler le moteur tout en dormant… Il avait même fait le tour de l’arrière du bateau, le « Jean Vauquelin », au-dessus de l’eau, sans tomber, et avait regagné sa couchette.
Il n’en avait jamais parlé à la médecine du travail, à la « Marine », qui lui aurait certainement interdit de naviguer.
Le chirurgien du bord (raconté par Gérard)
Le mécanicien est aussi, sur les chalutiers, l’infirmier et le chirurgien du bord.
Un matelot avait eu la main prise dans le treuil de relevage du chalut et son pouce était presque séparé de sa main. Deux ou trois matelots le tenaient pendant que Papy lui versait le contenu de la bouteille d’alcool à 90° sur la blessure. Après que le blessé soit « tombé dans les pommes », Papy a pu nettoyer la plaie et rafistoler la main. C’est à la suite de cet accident que les Britanniques ont dérouté le Queen Elizabeth II car ils étaient loin des côtes. La solidarité des gens de mer a joué. Il y a des photos du QE II prises lors de cette prise en charge en haute mer. Le blessé a été embarqué et opéré dans l’hôpital du bord ou les médecins ont apprécié le « rafistolage » de Papy.
Une autre fois, un matelot souffrait d’un furoncle au doigt que Papy avait eu le plus grand mal à ouvrir avec un scalpel tellement la peau ressemble à du cuir chez ces travailleurs de force que sont les marins-pêcheurs.
Quelques histoires
Echouage de « l’Hiver »
De nuit, dans la neige, le radar aveuglé, une route mal suivie par le second, le chalutier s’est échoué près de Douarnenez. Il y avait des rochers qui dépassaient le navire à bâbord et à tribord. La machine est repartie, la marche arrière a été lancée et le navire s’est dégagé. Aucun dommage mis à part une tôle de la coque défoncée et une fuite d’eau de mer dans le réservoir d’eau douce.
Arrivée dans les Fjords de Norvège
A bord du « Jean Vauquelin », arrivée mémorable avec un pilote norvégien ivre faisant route dans le brouillard sans visibilité ni radar (certainement Stavanger). Papy descend dans la machine pour faire face à toute éventualité car le sens du moteur devait être inversé pour passer en marche arrière, l’hélice étant à pas fixe. La côte est soudainement apparue dans le brouillard et l’ordre de marche arrière a été donné au dernier moment. Juste le temps pour Papy d’arrêter le moteur et de le relancer en marche arrière. Les matelots qui étaient sur le gaillard auraient pu sauter à terre…
Surf en mer du Nord
Lorsque Papy était mousse, le navire pêchait souvent en Mer du Nord. Un jour, le chalutier à vapeur revenait par forte houle, vent arrière en surfant sur les vagues. Ils étaient accompagnés d’un deuxième navire qui, lui aussi, surfait… Le lendemain matin, ils étaient seuls. L’autre navire avait sombré très certainement après avoir chaviré lors d’un surf non-maîtrisé.
Pêche au maquereau 1977
Sur le Drakkar, patron Jean-Paul Bellamy, j’ai accompagné Papy pendant trois ou quatre jours pour une pêche à Land’s End, tout au bout de la Cornouailles britannique. Nous sommes partis de Boulogne-sur-Mer et nous avons pêché 200 tonnes de maquereau en trois traits (action de sortir le chalut, traîner et le remonter). Lors du retour, nous avons pêché 40 tonnes de hareng soit trente tonnes de plus que les quotas autorisés et qu’il a fallu rejeter à la mer.
Jean-Charles DUBOC
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