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L’individualisme et le sentiment social en Angleterre (I)

 

L’INDIVIDUALISME

ET

LE SENTIMENT SOCIAL EN ANGLETERRE

 

Le mot d’individualisme est pris dans des acceptions très diverses, parfois opposées, et il importe de s’entendre sur la valeur de ce terme.

L’individualisme dont nous voulons parler ici pourrait se définir, au point de vue de la psychologie, le penchant à développer en soi, avec le plus d’intensité possible, et à faire dominer au dehors, avec le plus d’extension possible, sa propre individualité.

Or, ce qui constitue surtout l’individu, c’est une énergie de volonté et d’activité débordante, qui se pose devant autrui avec une indépendance fière, avec un esprit de lutte et de « combativité, » refusant toujours de céder et prétendant toujours vaincre.

Cette forte personnalité entraîne nécessairement une conscience non moins forte de son moi et un sentiment parallèle de complaisance en ce moi. Elle entraîne aussi un sentiment profond de la responsabilité personnelle, l’habitude de compter sur soi et de ne répondre qu’à soi-même de ses actes.

Sous certains rapports, tel néo-Latin indiscipliné et frondeur peut sembler plus individualiste que l’Anglo-Saxon ; mais une volonté vraiment énergique n’exclut pas l’obéissance à la règle, qui, tout au contraire, exige la maîtrise de soi ; et d’autre part, indiscipline, mobilité, facilité à l’oubli de la règle, difficulté de fournir une obéissance soutenue et patiente, habitude de compter sur autrui, de songer toujours à autrui, de se décharger au besoin sur autrui de sa responsabilité propre, tout cela ne constitue pas un individualisme positif, fondé sur la force et l’énergie personnelle ; c’est plutôt cet individualisme négatif, par manque de volonté et d’empire sur soi-même, comme aussi par manque d’union avec autrui, dont on a fait plus d’une fois une si vive critique.

Jusqu’à quel point l’individualisme positif est-il une des qualités fondamentales de l’esprit anglais ? Cette qualité exclut-elle ou, au contraire, favorise-t-elle un développement de plus en plus manifeste du sentiment social en Angleterre ? Quelles sont les origines ethniques et psychologiques de cette double tendance, qui forme une apparente antithèse pour l’observateur, et quelles en sont les conséquences dans les diverses manifestations de l’esprit anglais ?

Ce sont là autant de problèmes qui offrent pour nous un intérêt vraiment actuel. Les vieux chroniqueurs du continent, ignorants de l’avenir, ne voyaient dans les insulaires saxons que des « barbares illettrés, lents par tempérament et par nature, rebelles à la culture et tardifs dans leur développement. »

Ils avaient grand tort de les dédaigner ! Aujourd’hui on tend plutôt sur le continent, surtout en France, à un sentiment contraire : l’admiration pour l’Anglo-Saxon. Rappelez-vous les deux ouvrages de M. Démolies, mélange étonnant de vérités et de paradoxes, et celui de M. G. Ferrero sur l’Europa giovane, qui est l’hymne d’un Latin à la race anglo-saxonne, sans parler des livres de MM. Gustave Lebon, de Lapouge, Max Leclerc, des Études de philosophie et d’histoire de M. Sarolea, enfin des intéressans et vivans Souvenirs d’Oxford que vient de publier M. Jacques Bardoux.

Le premier psychologue de l’Amérique contemporaine, M. William James, dans la Psychological Review de mars 1897, fait observer que les étrangers, et notamment les Français, s’occupent à idéaliser les Anglo-Saxons au moment même où ces derniers, en Angleterre et surtout en Amérique, sont beaucoup moins enthousiastes sur leurs principes traditionnels de conduite et commencent à les avoir en suspicion. Nemo sorte sua contentus ! Au philosophe incombe la tâche d’être, autant que possible, juste pour tous les peuples.

La difficulté est que. les Anglais étant à la fois très personnels dans leur individualisme et très semblables entre eux par leur vif sentiment de solidarité nationale, tout ce qu’on dit deux peut être contesté au nom d’exemples particuliers. Et cependant, comment nier qu’il y ait en Angleterre, plus encore qu’ailleurs, des traits communs de tempérament, d’éducation morale et sociale, de tradition historique, qui aboutissent à des courants déterminés d’avance et par où les individus, quelque originaux ou même excentriques qu’ils soient, sont d’abord obligés de passer ? C’est ce qui fait que nous trouverons tout ensemble en Angleterre et de si fortes personnalités et une telle puissance d’association pour des œuvres impersonnelles.

I

On a voulu chercher l’explication de l’individualisme anglais, tel que nous l’avons défini, dans le mélange spécifique des races qui ont peuplé la Grande-Bretagne.

L’ancienne couche ligure fut recouverte par l’élément celte, qui d’ailleurs en est voisin et auquel se mêla de bonne heure l’élément Scandinave. Tacite distingue déjà les Calédoniens, grands et à cheveux roux, des Silures à cheveux noirs.

Aujourd’hui, la Grande-Bretagne est partagée entre les éléments liguro-celtiques et les éléments germaniques, mais ceux-ci ont conservé un notable avantage. Le type brun à tête large reprend cependant le dessus dans les villes, depuis plusieurs siècles, et finira par exercer son influence envahissante. Le mélange de sang celto-ligure et de sang germain, qui, pour l’anthropologie, rend la Grande-Bretagne si analogue à la Gaule antique, est peut-être la raison pour laquelle le tempérament anglais, quoique souvent flegmatique, est plus nerveux que celui du Germain pur.

La race anglo-saxonne est la première du monde pour la taille (classe ouvrière : 5 pieds anglais 9 pouces 1/4), après les Polynésiens et avant les Patagons. Cette race est aussi la première entre les nations civilisées pour le poids du corps, pour la capacité pulmonaire, pour la force physique. C’est un superbe spécimen du sanguin flegmatique et nervo-moteur.

Bien qu’il soit vraisemblable, comme on l’a soutenu, que des Sardes, mis en Angleterre à la place des Anglo-Saxons, n’eussent pas mieux su profiter de la situation géographique qu’ils ne l’ont su en Sardaigne, nous croyons que les considérations ethniques sont insuffisantes pour expliquer et le caractère et l’histoire d’un peuple : l’Angleterre en est la preuve.

Entre la Grande-Bretagne, la Gaule et la Germanie, il y avait jadis analogie de composition : deux énormes couches de Celtes et d’hommes du Nord, avec une addition plus notable d’éléments méditerranéens en Gaule. Il faut donc chercher d’autres facteurs du caractère ; et ces facteurs ne se peuvent trouver que dans le milieu physique et surtout dans le milieu social.

Taine, à la suite de Montesquieu, a insisté outre mesure sur les effets du climat. Tout ce qu’on peut accorder d’abord, c’est que le ciel humide et froid de l’Angleterre a renforcé les influences qui font de l’acquisition d’un certain bien-être individuel le but le plus nécessaire pour tous.

On a calculé que la nourriture d’un seul Anglais suffirait à une famille de huit personnes en Grèce. Il est des pays déments où, grâce au beau ciel, à la facilité de vivre, à la sobriété des besoins, la misère même n’a rien qui dégrade, ni au physique, ni au moral : le bien-être y étant en quelque sorte naturel, on a le temps d’être artiste.

Il n’en saurait être de même sous un ciel glacé et brumeux, où les besoins sont grands, les chauds vêtements nécessaires, où l’abri est difficile à se procurer, où la pauvreté se traduit par des dehors repoussants et, au dedans, par une sorte de dénuement intellectuel, d’avilissement social et moral.

Dans de telles contrées, l’utile et le bon se rapprochent parfois au point de se confondre ; il y a un certain bien-être inséparable du bien-faire, une indépendance matérielle sans laquelle, au sein d’une société civilisée, sont compromises l’indépendance morale et la liberté de l’individu. Il ne faut donc pas juger l’utilitarisme et l’individualisme anglais d’après la même règle que l’égoïsme vulgaire : ils ont souvent leur principe dans un intérêt bien entendu qui peut se fondre, en définitive, avec le sentiment de la dignité personnelle et qui n’exclut nullement la solidarité sociale.

La situation insulaire devait aussi exercer une grande action et sur les destinées et sur l’esprit du peuple anglais ; elle tendait à l’isoler en soi. D’une part, elle l’obligeait à une fusion plus rapide et plus complète de ses éléments intérieurs, qui devait produire plus vite un caractère un et homogène ; d’autre part, elle empêchait à l’extérieur des communications qui auraient eu pour résultat une sociabilité plus étendue.

Les Anglais n’ont communiqué avec le continent que pour s’efforcer d’y conquérir du territoire ou y faire du commerce. La Grande-Bretagne a un vaste développement de côtes, avec des estuaires de fleuves qui rendent ses ports difficiles à attaquer. Dans son sol, le fer et la houille abondent. Il n’était donc plus naturel aux habitants que de se tourner vers le négoce et, plus tard, vers l’industrie.

Pour bien comprendre la direction et le développement propre du caractère anglais, il faut se rappeler que la race germanique, dont les Anglo-Saxons étaient une branche, a fini par présenter une double antithèse, qui est devenue sa marque distinctive : intérieurement, contraste du réalisme et d’un certain idéalisme mystique ; dans les rapports sociaux, conciliation de l’individualisme et du goût pour la subordination hiérarchique.

Les Anglo-Saxons avaient sans doute les mêmes tendances que les autres Germains, mais leurs penchants furent modifiés d’abord par l’influence celtique et normande, puis par les conditions de leur développement national. Quoique capables aussi de mysticisme et d’idéalisme, les Celtes ne poussent pas l’intensité de l’absorption intellectuelle jusqu’à oublier entièrement la vie pratique. D’autre part, l’influence normande était celle d’esprits fermes et fins, ayant une raison solide et peu portée aux chimères, une volonté entreprenante et persévérante en vue de « gagner. »

Si d’ailleurs il est vrai que, des deux termes de l’antithèse germanique, sens réaliste et sens idéaliste, le premier s’est développé au plus haut point en Angleterre, ce n’est pas à dire que l’autre ait pour cela disparu. Tant s’en faut ; mais les deux se sont attribué des domaines séparés.

Dans la pratique et dans le domaine de l’intelligence pure, l’Anglais est resté positif ; dans la poésie, nous le verrons conserver le sens germanique de l’idéal, sans d’ailleurs perdre pour cela celui du réel. M. Darmesteter nous montre Shakespeare aussi entendu en affaires qu’inspiré en poésie. Au moment où le poète écrit le monologue d’Hamlet, il achète, pour 200 livres, 107 acres dans la paroisse d’Old-Stratford ; vers 1604, il fait errer le roi Lear dans la tempête et il intente un procès à Philip Rogers en payement de 1 livre 11 shillings 10 deniers, prix de malt à lui vendu et non payé ; en 1605, il rêve à lady Macbeth et à la tache de sang que l’Océan ne pourrait laver, et il afferme pour 440 livres les redevances de Stratford, Old-Stratford, Bishopton et Wilcombe. Voilà l’Anglo-Normand, avec les deux parts de son âme et de sa vie. Mais il ne faut pas oublier qu’un Victor Hugo a pu offrir en France les mêmes contrastes, plus fréquents toutefois en Angleterre.

Quant à l’antithèse de l’individualisme avec le goût de la subordination sociale, elle est devenue plus manifeste chez l’Anglais que chez l’Allemand. Le grand événement qui modifia l’individualisme des Anglo-Saxons, leur donna une marque propre, introduisit dans leur histoire l’esprit politique et le sentiment de solidarité sociale par lequel ils s’opposèrent aux autres peuples germains, ce fut leur conquête par les Normands. Faut-il encore voir là simplement, avec Taine, un mélange de races, un effet de croisement ethnique ? Non. Les Normands, d’abord, n’étaient pas de race si différente. De plus ils étaient peu nombreux. Leur action fut donc surtout politique et sociale. Les Normands se partagèrent leur conquête ; Guillaume distribua terres, maisons, abbayes ; les lois les plus dures mnintinrent la soumission. Les Normands avaient un esprit dominateur et organisateur ; ils n’étaient pas hommes à laisser se relâcher les liens de la subordination. En outre, pour leur résister et disputer ses droits, il fallait s’unir : l’esprit d’association pénétra donc peu à peu dans la nation anglaise.

Ainsi se dessina la différence entre l’Angleterre et l’ancienne Allemagne. 

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Alfred Fouillée

 

Revue des Deux Mondes, 4e période, tome 149, 1898 (pp. 524-555).

Source : https://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Individualisme_et_le_sentiment_social_en_Angleterre